Chapitre 14
La dernière fois que Tatiana avait voulu me crier après, elle m’avait convoquée dans l’un de ses salons privés. Cela avait créé une étrange atmosphère. C’était un peu comme si nous nous étions retrouvées pour le thé, à ceci près que les gens n’ont pas pour habitude de hurler en prenant le thé. J’avais toutes les raisons de supposer que les choses allaient se passer de la même manière… sauf que mon escorte m’entraîna vers l’un des principaux bâtiments de la Cour, là où se prenaient les grandes décisions politiques. Merde. C’était plus grave que je ne le croyais.
De fait, lorsque j’atteignis finalement la salle où Tatiana m’attendait, je me serais arrêtée net et aurais refusé d’entrer si l’un des gardiens qui m’escortaient ne m’avait pas doucement poussée dans le dos. La salle était bondée.
Je ne savais pas exactement où je me trouvais. Il existait une salle du trône officielle, mais ce ne devait pas être celle-là. Cette pièce était néanmoins très ornementée, avec de délicates frises florales et des chandeliers dorés aux murs. Les bougies qu’ils supportaient étaient allumées et leur lumière se reflétait sur tous les objets métalliques qui décoraient la pièce. Tout scintillait, au point que j’eus l’impression d’entrer sur un plateau de tournage de cinéma.
Cela aurait tout à fait pu être le cas. Une observation plus attentive me permit de comprendre où je me trouvais. Les gens présents étaient répartis en groupes bien distincts. Douze d’entre eux étaient assis à une longue table sur une estrade, vers laquelle convergeaient tous les regards. Tatiana y occupait la position centrale, avec six Moroï d’un côté et cinq de l’autre. Le reste de la salle était occupé par des rangées de chaises sculptées et agrémentées de coussins en satin. Les Moroï qui y étaient assis constituaient le public.
Les gens qui entouraient Tatiana, quant à eux, tenaient lieu de conseillers. C’étaient des Moroï d’un certain âge qui avaient tous un air altier. Ces onze personnes représentaient les onze familles royales qui participaient au gouvernement. Étant donné que Lissa n’avait pas encore dix-huit ans, même si c’était imminent, elle n’avait pas encore le droit de siéger à cette table. Quelqu’un occupait la place de Priscilla Voda. J’observai les princes et les princesses qui constituaient le Conseil des Moroï. Le membre le plus âgé de chaque famille avait le droit de porter ce titre et de siéger auprès de Tatiana. Il arrivait parfois qu’il abandonne ces prérogatives à un parent qu’il estimait plus compétent, mais aucun membre du Conseil n’avait moins de quarante-cinq ans. C’étaient eux qui élisaient le roi ou la reine, qui conservait ce poste jusqu’à sa mort ou son abdication. Dans des circonstances exceptionnelles, et avec l’appui d’un nombre suffisant de familles royales, le Conseil pouvait démettre le monarque de ses fonctions.
Chacun des princes et princesses était lui-même soutenu par les membres les plus éminents de sa famille, organisés eux aussi en conseil. Je jetai un coup d’œil en direction de l’assistance et remarquai que les différentes familles royales s’étaient regroupées : il y avait les Ivashkov, les Lazar, les Badica… Le public proprement dit occupait les derniers rangs. Tasha et Adrian, dont je savais pertinemment qu’ils n’appartenaient à aucun conseil, étaient assis côte à côte. Même s’ils n’avaient qu’un rôle d’observateurs, leur présence me réconforta.
Je restai près de la porte en me balançant avec nervosité d’un pied sur l’autre sans savoir ce qui m’attendait. Apparemment, mon humiliation allait avoir lieu devant l’élite du monde moroï. Génial.
Un Moroï dégingandé aux cheveux blancs clairsemés s’approcha de la table et s’éclaircit la voix. Le bourdonnement des conversations cessa aussitôt et le silence se fit.
— Je déclare cette session du conseil royal des Moroï ouverte, proclama-t-il. Elle sera présidée par Sa Majesté royale Tatiana Marina Ivashkov.
Il s’inclina légèrement devant elle, puis recula discrètement pour aller rejoindre les gardiens alignés contre le mur, qui semblaient faire partie du décor.
Tatiana était toujours habillée avec soin lors des réceptions où il m’était arrivé de la voir, mais elle s’était vraiment donné l’air d’une reine pour présider un événement aussi officiel que celui-ci. Elle portait une robe à manches longues en soie bleue, et ses cheveux savamment tressés étaient surmontés d’une couronne incrustée de pierres bleues et transparentes. Dans une reconstitution historique, j’aurais dit que ces pierres étaient des fausses. Portées par elle, il ne pouvait s’agir que de diamants et de saphirs véritables.
— Merci, dit-elle d’une voix impressionnante qui résonna dans la salle. Nous allons reprendre le débat où nous l’avons interrompu hier.
Quoi ? Ils avaient déjà discuté de moi la veille ? Je pris brusquement conscience d’avoir croisé les bras dans un réflexe protecteur et les laissai aussitôt retomber le long de mon corps. Quoi qu’ils me réservent, je ne voulais pas qu’ils me croient faible.
— Nous allons maintenant entendre le témoignage d’une nouvelle gardienne. (Tatiana posa son regard perçant sur moi et fut imitée par tous les spectateurs.) Veuillez avancer, Rosemarie Hathaway.
J’obéis en me forçant à garder la tête haute et une démarche assurée. Comme je ne savais pas où aller, je choisis de me planter au milieu de la salle, juste en face de Tatiana. Puisque j’étais amenée à parader en public, j’aurais aimé que quelqu’un ait pensé à me suggérer de revêtir mon uniforme noir et blanc. Mais c’était sans importance. Même en jean et en tee-shirt, il n’était pas question que je montre ma peur. Je m’inclinai convenablement, puis plongeai mon regard dans celui de Tatiana en me préparant au pire.
— Veuillez décliner votre identité, s’il vous plaît, me demanda-t-elle.
— Rosemarie Hathaway, répondis-je, même si elle m’avait nommée quelques instants plus tôt.
— Quel âge avez-vous ?
— Dix-huit ans.
— Depuis combien de temps ? – Quelques mois.
Elle se tut quelques instants pour laisser le public intégrer cette information, comme si elle était capitale.
— Mademoiselle Hathaway, nous croyons savoir que vous avez abandonné vos études à l’académie de Saint-Vladimir à votre majorité. Est-ce exact ?
C’était donc de cela qu’il s’agissait, et non de mon voyage à Las Vegas avec Lissa !
— Oui, répondis-je sans développer.
Mon Dieu !… Je me mis à craindre qu’elle ne m’interroge sur Dimitri. À priori, notre relation était restée secrète, mais qui pouvait savoir de quelles informations elle disposait ?
— Alors vous êtes partie en Russie pour chasser les Strigoï.
— Oui.
— Parce que vous éprouviez le besoin de vous venger après l’attaque de Saint-Vladimir ?
— Euh… oui.
Personne ne fit aucun commentaire, mais ma réponse causa un certain émoi dans la salle. Les spectateurs s’agitèrent sur leur chaise et jetèrent des coups d’œil à leurs voisins. Les Strigoï faisaient peur aux Moroï, et l’idée que quelqu’un puisse se lancer à leur poursuite leur paraissait encore aberrante. Etrangement, ma réponse parut ravir Tatiana. Avait-elle l’intention de s’en servir contre moi ?
— Pouvons-nous en conclure que vous faites partie de ceux qui estiment que nous devrions passer à l’offensive vis-à-vis des Strigoï ?
— Oui.
— L’attaque de Saint-Vladimir a suscité de nombreuses réactions, reprit-elle. Vous n’êtes pas la seule à avoir voulu riposter, même si vous étiez certainement la plus jeune.
J’ignorais que d’autres dhampirs s’étaient lancés dans des vendettas personnelles. Les seuls francs-tireurs de ma connaissance étaient la petite bande d’inconscients que j’avais rencontrée en Russie. Cela dit, il était dans mon intérêt que Tatiana croie à cette version de l’histoire.
— D’après les rapports que nous possédons de certains gardiens et d’alchimistes russes, votre démarche a été couronnée de succès.
C’était la première fois que j’entendais mentionner l’existence des alchimistes en public, mais il devait s’agir d’un sujet de conversation ordinaire pour les membres du Conseil.
— Pouvez-vous nous dire combien de Strigoï vous avez tués ?
— Je…, balbutiai-je en écarquillant les yeux. Je ne sais pas exactement leur nombre, Votre Majesté. Au moins… (je fouillai dans ma mémoire) sept.
J’en avais sans doute tué davantage et Tatiana parut être de cet avis elle aussi.
— C’est sûrement une estimation modeste, d’après nos sources, commenta-t-elle avec emphase. Néanmoins, ce nombre est déjà impressionnant. Les avez-vous affrontés seule ?
— Parfois. Pas toujours. Je me suis… associée à d’autres dhampirs pendant quelque temps.
Pour être tout à fait honnête, j’avais aussi obtenu l’aide d’un Strigoï, mais il me parut plus prudent de ne pas en parler.
— Ces dhampirs avaient-ils le même âge que vous ?
— Oui.
Tatiana n’ajouta rien. La femme qui était assise à côté d’elle prit le relais comme si la reine lui avait donné un signal imperceptible. Il me sembla qu’il s’agissait de la princesse Conta.
— Quand avez-vous tué votre premier Strigoï ?
— En décembre dernier.
— Vous aviez dix-sept ans, alors ?
— Oui.
— L’avez-vous affronté seule ?
— Plus ou moins… Des amis m’ont aidée à le distraire.
J’espérai qu’elle n’allait pas me demander d’entrer dans les détails. J’avais tué mon premier Strigoï le jour de la mort de Mason. En dehors des événements qui concernaient Dimitri, c’était le souvenir qui me tourmentait le plus.
Mais la princesse Conta ne semblait pas intéressée par les détails. Comme les autres membres du Conseil, qui se joignirent bientôt à elle pour m’interroger, elle voulait surtout me faire parler des Strigoï que j’avais tués. Le soutien que j’avais reçu d’autres dhampirs les intéressait un peu, mais celui qu’avaient pu me prêter des Moroï, absolument pas. Ils ne mentionnèrent pas mon dossier disciplinaire, ce qui me déconcerta beaucoup. Ils signalèrent en revanche les excellents résultats que j’avais obtenus en cours de combat, précisèrent que j’étais l’une des meilleures élèves de ma classe lorsque Lissa et moi nous étions enfuies en seconde, et s’émerveillèrent de la rapidité avec laquelle je l’étais redevenue (du moins en matière de lutte) malgré l’année que nous avions manquée. Ils insistèrent aussi sur le fait que j’avais protégé Lissa dans le monde extérieur et Finirent par rappeler les notes exceptionnelles que j’avais eues à l’examen final.
— Nous vous remercions, gardienne Hathaway. Vous pouvez disposer.
Le ton dédaigneux de Tatiana ne laissait aucune place au doute : elle voulait me voir disparaître de sa vue. Comme je ne demandais pas mieux, je m’inclinai une nouvelle fois avant de m’empresser de sortir en jetant un bref regard à Tasha et Adrian.
— Voilà qui conclut la session d’aujourd’hui, déclara Tatiana tandis que je franchissais la porte. Les débats reprendront demain.
Je ne fus pas surprise de voir Adrian me rattraper quelques minutes plus tard. Hans ne m’avait pas ordonné de retourner aux archives après mon témoignage, ce que j’avais interprété comme une autorisation d’avoir quartier libre.
— Très bien, dis-je en glissant ma main dans la sienne. Éclaire-moi de ta sagesse politique : de quoi s’agit-il ?
— Aucune idée. Je suis bien la dernière personne à qui il faut demander une analyse politique, répondit-il. Je n’assiste même pas à ce genre d’événements, d’habitude. Tasha m’est tombée dessus à la dernière minute et m’a demandé de l’accompagner. Elle semblait savoir qu’on allait te faire témoigner, mais je l’ai sentie aussi déroutée que moi.
Nous n’ajoutâmes rien, et je me rendis compte que je l’entraînais vers les bâtiments qui abritaient les magasins et les restaurants. Je mourais de faim, tout à coup.
— Ça semblait en rapport avec un sujet dont ils avaient déjà discuté, puisqu’elle a mentionné la session d’hier.
— Elle s’est déroulée à huis clos. Ce sera aussi le cas de celle de demain. Personne ne sait de quoi il sera question.
— Alors pourquoi ouvrir celle-ci au public ?
Il ne me semblait pas juste que la reine et le Conseil puissent choisir de divulguer certaines informations plutôt que d’autres. L’intégralité des débats aurait dû se dérouler en public.
Adrian fronça les sourcils.
— Sans doute parce qu’il va bientôt y avoir un vote, dont le résultat sera rendu public. Si ton témoignage doit y jouer un rôle, le Conseil a dû vouloir s’assurer que le plus grand nombre de Moroï possible l’entendent, afin que tout le monde comprenne la décision qui sera prise. (Il s’interrompit.) Mais qu’est-ce que j’en sais, au fond ? Je ne suis pas un politicien.
— J’ai comme l’impression que la décision est déjà prise, grommelai-je. Alors pourquoi procéder à un vote ? Et quel rôle pourrais-je bien jouer dans une décision gouvernementale ?
Il poussa la porte d’un petit café qui vendait des hamburgers et des sandwichs. Adrian était habitué aux restaurants luxueux et à la cuisine raffinée. C’était sans doute ce qu’il préférait, mais il savait que je n’aimais pas m’exhiber, ni qu’on me rappelle en permanence que je fréquentais un membre de l’élite moroï. Je lui fus reconnaissante d’avoir deviné que j’avais envie d’un cadre ordinaire.
Nous fûmes néanmoins accueillis par les regards curieux et les chuchotements des clients du café. Si nous avions fait l’objet de commérages à l’académie, nous étions une attraction de premier ordre à la Cour. Tout le monde s’y souciait de son image, et la plupart des relations entre dhampirs et Moroï étaient tenues secrètes. Le fait que nous nous affichions ensemble faisait d’autant plus scandale qu’Adrian était un parent de la reine, et les gens n’avaient pas tous la politesse de dissimuler leurs réactions. J’avais entendu toutes sortes de choses depuis notre arrivée à la Cour. Une femme avait qualifié mon comportement de sans-gêne, une autre s’était demandé pourquoi Tatiana ne s’était pas simplement « débarrassée » de moi.
Par chance, ce jour-là, notre public se contenta de nous regarder avec insistance, ce qui nous permit de ne pas y prêter attention. Adrian avait encore les sourcils froncés lorsqu’il s’assit.
— Peut-être envisagent-ils de t’assigner à la protection de Lissa, finalement, suggéra-t-il.
Cela me surprit tant que je ne trouvai rien à répondre jusqu’à l’arrivée de la serveuse. Je passai commande en balbutiant, puis me remis à dévisager Adrian, les yeux écarquillés.
— Tu es sérieux ?
Il n’avait été question que de mes compétences, après tout. Sa supposition n’était pas absurde. Sauf que…
— Non. La reine ne se serait pas donné la peine de réunir le Conseil pour décider de l’assignation d’un seul gardien.
Mon espoir s’évanouit.
Adrian haussa les épaules.
— C’est vrai. Mais il ne s’agit pas d’une attribution de poste ordinaire. Lissa est la dernière de sa lignée. Tout le monde s’intéresse à elle, y compris ma tante. Le fait d’assigner à sa protection quelqu’un d’aussi… (je lui jetai un regard menaçant pour l’inciter à bien choisir ses mots) controversé que toi risque de faire grincer des dents.
— Voilà qui expliquerait pourquoi ils ont voulu que je vienne en personne raconter ce que j’ai fait. Afin de convaincre les gens que j’ai les compétences requises pour ce poste.
Je prononçai ces mots sans oser y croire. C’était trop beau pour être vrai.
— Sauf que ça ne me paraît pas très collèrent avec le traitement que les gardiens me font subir actuellement.
— Je n’en sais rien, répondit-il. Ce n’est qu’une hypothèse. Qui sait ? Peut-être croient-ils vraiment que notre voyage à Las Vegas n’était qu’une bêtise sans gravité. (Il prononça cette phrase avec amertume.) Et je t’ai dit que tante Tatiana avait changé d’avis sur toi. Peut-être veut-elle t’assigner à la protection de Lissa et a-t-elle cru nécessaire de justifier son choix, en te faisant témoigner en public.
C’était une idée déroutante.
— Et que vas-tu faire, si je reste auprès de Lissa ? Comptes-tu devenir respectable et nous suivre à l’université ?
— Je ne sais pas, dit-il en portant son verre à ses lèvres d’un air songeur. Peut-être…
C’était tout aussi déroutant, et je ne pus m’empêcher de repenser à la conversation que j’avais eue avec sa mère. Qu’allait-il se passer si je devenais la gardienne de Lissa à l’université et qu’il décide de rester auprès de nous pendant les quatre années suivantes ? J’étais presque sûre que Daniella s’attendait à nous voir nous séparer à la fin de l’été. À vrai dire, je m’y attendais, moi aussi… et fus surprise du soulagement que j’éprouvai à l’idée que je m’étais peut-être trompée. Même si je ne pouvais toujours pas songer à Dimitri sans regret ni tristesse, j’avais envie qu’Adrian continue à faire partie de ma vie.
Je posai mes mains sur les siennes en lui souriant.
— Que vais-je bien pouvoir faire de toi si tu deviens respectable ? Il attira une de mes mains vers ses lèvres pour y déposer un baiser.
— J’aurais bien quelques suggestions…, répliqua-t-il.
Je frissonnai sans parvenir à déterminer si c’était à cause de ses mots ou de la douceur de ses lèvres sur ma peau. J’étais sur le point de lui demander des précisions lorsque notre interlude fut interrompu… par Hans.
— Hathaway ! aboya-t-il en se penchant au-dessus de nous, le sourcil levé. Il semble que nous ayons des définitions très différentes du terme « punition ».
Il avait raison. Dans mon esprit, une punition impliquait des sanctions simples, comme la flagellation ou la privation de nourriture, mais excluait le classement de dossiers.
— Vous n’avez pas précisé que je devais revenir après avoir vu la reine, me contentai-je de lui faire remarquer.
Il me jeta un regard exaspéré.
— Je ne t’ai pas non plus autorisée à t’offrir une récréation. Debout ! Les archives t’attendent.
— Mais j’ai commandé un hamburger au bacon !
— Tu auras ta pause-déjeuner dans quelques heures, comme tout le monde.
Je tentai de réprimer mon indignation. On ne m’avait pas mise au pain sec et à l’eau depuis le début de ma punition, mais la nourriture ne valait guère mieux. La serveuse réapparut à cet instant avec nos plats. J’attrapai mon hamburger avant même qu’elle pose les assiettes sur la table et l’enveloppai dans une serviette.
— Je peux l’emporter ?
— Si tu le termines avant d’arriver.
Les archives étant toutes proches, il paraissait sceptique. De toute évidence, il sous-estimait ma capacité à ingurgiter de la nourriture.
Malgré l’expression réprobatrice de Hans, j’embrassai Adrian pour lui dire au revoir et lui signifiai du regard que j’espérais pouvoir reprendre notre conversation plus tard. Il me répondit par un sourire entendu que je ne pus contempler qu’un instant avant que Hans m’ordonne de sortir. Comme prévu, je parvins à engloutir le hamburger avant de rentrer dans le quartier général des gardiens, même si j’éprouvai une vague nausée pendant la demi-heure qui suivit.
L’heure de mon déjeuner correspondait presque à celle du dîner de Lissa dans le monde des humains. Ma triste punition fut un peu allégée par la joie de mon amie que je perçus à travers notre lien. Elle avait passé la journée entière sur le campus de Lehigh, qui était exactement tel qu’elle l’espérait. Tout lui plaisait. Elle aimait l’architecture des bâtiments, les pelouses, les dortoirs… et surtout la variété des cours. Elle en avait feuilleté la liste et avait découvert de nombreuses matières que l’académie de Saint-Vladimir, pourtant réputée, n’avait pas à son programme. Elle avait envie de profiter de tout ce que l’université proposait.
Elle se réjouissait aussi de fêter son anniversaire, même si elle regrettait que je ne sois pas à ses côtés. Priscilla lui avait offert des bijoux sophistiqués et avait promis un dîner raffiné pour l’occasion. Ce n’était pas exactement ainsi que Lissa avait imaginé célébrer l’événement, mais son dix-huitième anniversaire gardait quelque chose de grisant, d’autant plus qu’elle venait de découvrir l’université de rêve qu’elle allait bientôt fréquenter.
J’avoue que j’éprouvai une pointe de jalousie. Malgré la théorie d’Adrian sur la raison de mon témoignage, Lissa et moi savions aussi bien l’une que l’autre que mes chances de l’accompagner là-bas étaient presque inexistantes. Du coup, la part mesquine de ma personnalité refusait de comprendre comment Lissa pouvait s’enthousiasmer pour un avenir dans lequel je n’aurais visiblement pas ma place. J’avais parfaitement conscience que c’était puéril de ma part.
Néanmoins, je n’eus pas à ressasser mon amertume très longtemps. Une fois la visite terminée, Lissa et son entourage regagnèrent l’hôtel. Priscilla annonça qu’ils disposaient d’une heure pour se préparer avant le dîner, ce qui permit à mon amie de placer un nouvel entraînement. Ma mauvaise humeur céda aussitôt la place à la colère.
Celle-ci s’accrut encore lorsque je compris que Séréna avait parlé à Grant de l’envie de Lissa et de Christian d’apprendre à se défendre. Lui aussi semblait trouver que c’était une bonne idée. Génial. Lissa s’était vu attribuer deux gardiens progressistes. Pourquoi n’avait-elle donc pas hérité d’ennuyeux gardiens de la vieille école, qui auraient été scandalisés à l’idée qu’un Moroï songe même à affronter les Strigoï ?
Ainsi, alors que j’étais dans l’incapacité de les forcer à recouvrer un peu de bon sens, Lissa et Christian disposaient désormais de deux professeurs. En plus de leur fournir plus d’occasions de s’entraîner, cela permettait à Séréna d’illustrer la théorie par la pratique, en faisant des démonstrations avec un partenaire compétent. Ce soir-là, Grant et elle s’affrontèrent en expliquant chacun de leurs gestes, tandis que Christian et Lissa les observaient avec des yeux écarquillés.
Par chance (pas du point de vue de Lissa), une évidence nous apparut rapidement à toutes les deux. Les gardiens ignoraient la raison pour laquelle elle voulait apprendre à se battre. Il ne leur était pas venu à l’idée – comment aurait-il pu en être autrement ? – qu’elle voulait partir chasser un Strigoï et lui planter un pieu dans le cœur, dans le faible espoir de le ramener à la vie. Ils croyaient qu’elle désirait seulement apprendre à se protéger, ce qui leur semblait être quelque chose de raisonnable, et se contentaient par conséquent de lui enseigner des mouvements défensifs.
Grant et Séréna incitèrent aussi Lissa et Christian à s’entraîner ensemble. Je crus deviner qu’il y avait deux raisons à cela. Tout d’abord, leurs élèves n’avaient pas un niveau suffisant pour se blesser grièvement l’un l’autre. D’autre part, le spectacle les amusait.
En revanche, cela n’amusa pas du tout Christian et Lissa. Il y avait toujours beaucoup de tension entre eux, issue à la fois de leur désir et de leur aigreur, lorsqu’ils se trouvaient si près l’un de l’autre. Même si Grant et Séréna les dissuadèrent de se frapper au visage, la plupart des mouvements, comme de simples esquives, les amenaient à se frôler mutuellement dans le feu de l’action. De temps à autre, les gardiens demandaient à l’un d’eux de jouer le rôle d’un Strigoï, ce que les deux Moroï acceptaient de bonne grâce, puisqu’ils voulaient avant tout apprendre à attaquer.
Mais lorsque Christian, dans le rôle d’un Strigoï, plaqua Lissa contre un mur, celle-ci trouva brusquement cette idée nettement moins bonne. Christian, pressé contre elle, lui tenait fermement les bras. Elle respira son parfum et se mit à l’imaginer penché sur elle pour l’embrasser.
— Je crois que vous devriez revenir aux mouvements défensifs, intervint Grant en interrompant ses pensées traîtresses.
C’était moins le risque qu’ils s’embrassent que celui qu’ils se blessent qui semblait l’inquiéter.
Il fallut quelques instants à Lissa et Christian pour assimiler ces paroles et quelques secondes de plus pour se séparer. Après cela, ils retournèrent s’asseoir sur le canapé en évitant de se regarder. Les gardiens recommencèrent à leur expliquer comment esquiver des attaques. Lissa et Christian connaissaient déjà cette leçon par cœur, et leur désir l’un de l’autre céda vite la place à la frustration.
Lissa était trop polie pour dire quoi que ce soit, mais, après un quart d’heure que Séréna et Grant passèrent à leur montrer comment empêcher quelqu’un de se saisir d’eux en lui bloquant les bras, Christian ne put s’empêcher d’intervenir :
— Comment se sert-on d’un pieu ? Séréna se figea en entendant ces mots.
— D’un pieu ?
Au lieu d’en être abasourdi, Grant se mit à rire.
— Ce n’est vraiment pas votre problème. Restez concentrés sur les moyens de fuir les Strigoï et ne cherchez pas à apprendre les techniques impliquant de vous en rapprocher.
Lissa et Christian échangèrent un regard embarrassé.
— J’ai déjà aidé à tuer des Strigoï, lui fit remarquer Christian. J’ai employé le feu pendant l’attaque de l’académie. Insinuez-vous que j’aie eu tort ? que je n’aurais pas dû le faire ?
Grant et Séréna se regardèrent à leur tour. Nous y voilà, songeai-je. Ces deux-là n’étaient pas aussi progressistes que je l’avais craint. Ils comprenaient que les Moroï veuillent apprendre à se défendre, mais pas à attaquer.
— Bien sûr que vous avez bien fait, répondit finalement Grant. Ce que vous avez accompli est stupéfiant. Et si vous deviez vous retrouver dans une situation semblable, mieux vaudrait que vous ayez les moyens de vous défendre. Mais justement : vous maîtrisez le feu. Si vous deviez affronter un Strigoï, c’est votre magie qui vous serait vraiment utile. Vous savez déjà vous en servir et elle vous permettrait de rester hors de portée de vos ennemis.
— Et moi ? intervint Lissa. Je n’ai pas ses pouvoirs.
— Les Strigoï ne vous approcheront jamais assez pour que vous soyez mise en danger, répondit Séréna avec ferveur. Nous les en empêcherons.
— De plus, ajouta Grant avec amusement, nous ne distribuons pas des pieux à tout le monde.
À cet instant, j’aurais donné n’importe quoi pour qu’ils aillent jeter un coup d’œil dans sa valise.
Lissa se mordit la lèvre et évita de regarder Christian pour ne pas risquer de trahir leurs intentions. Tout cela contrariait leur plan insensé. Christian reprit l’offensive.
— Pouvez-vous au moins nous montrer ? (Il tenta d’avoir l’air de ne rechercher que le sensationnel et y parvint.) Est-ce que c’est difficile à faire ? Vu de l’extérieur, on a l’impression qu’il suffit de viser et de frapper…
Grant ricana.
— Loin de là. C’est beaucoup plus compliqué que ça.
Lissa se pencha en avant en frappant dans ses mains pour suivre l’exemple de Christian.
— Alors n’essayez pas de nous expliquer, intervint-elle. Contentez-vous de nous faire une démonstration.
— C’est ça, insista Christian. Montrez-nous.
Il eut un mouvement d’impatience qui lui fit effleurer le bras de Lissa, et tous deux s’écartèrent aussitôt l’un de l’autre.
— Ce n’est pas un jeu, leur fit remarquer Grant, ce qui ne l’empêcha pas d’aller chercher son pieu dans son manteau.
Séréna lui jeta un regard incrédule.
— Mais qu’est-ce que tu comptes faire ? Me le planter dans le cœur ?
Il pouffa encore en examinant la chambre des yeux.
— Bien sûr que non. Ah ! voilà…
Il se dirigea vers un petit fauteuil, sur lequel était posé un coussin décoratif. Il le souleva pour évaluer ses dimensions. Celui-ci était épais et rembourré d’une manière dense. Grant revint vers Lissa et lui demanda de se lever. À la surprise de tous, il lui tendit le pieu.
Il se raidit pour rester parfaitement immobile et tint le coussin à bout de bras.
— Allez-y. Visez et frappez.
— Mais tu es fou ? s’écria Séréna.
— Ne t’inquiète pas, répondit-il. La princesse Voda a les moyens de rembourser les dégâts. Je cherche à démontrer quelque chose. Frappez le coussin.
Lissa n’hésita qu’un instant et se laissa envahir par une excitation particulièrement intense. Même si je savais qu’elle voulait apprendre à le faire, je fus surprise de la sentir encore plus motivée qu’avant. Elle serra les dents, avança d’un pas et tenta maladroitement de percer le coussin. Elle frappa d’abord avec prudence, de peur de blesser Grant, mais cela n’aurait pas dû l’inquiéter. Son coup n’ébranla même pas le gardien et elle ne parvint qu’à faire un accroc au tissu. Elle refit quelques tentatives sans plus de résultat.
— C’est tout ce dont tu es capable ? s’écria Christian, fidèle à son tempérament.
Lissa lui jeta un regard furieux et lui tendit le pieu.
— Voyons si tu es plus doué que moi.
Christian se leva et quitta son sourire narquois pour considérer le coussin d’un œil critique et évaluer la force de son coup. Pendant ce temps, Lissa observa les gardiens et remarqua leur amusement. Même Séréna s’était détendue. Leur démonstration était faite : donner un coup de pieu n’avait rien de facile. L’opinion que j’avais d’eux s’améliora.
Alors Christian frappa. Il parvint à percer le tissu, mais pas à traverser l’épais rembourrage. Grant ne bougea pas davantage qu’en face de Lissa. Après quelques nouveaux essais infructueux, Christian leur rendit le pieu et retourna s’asseoir sur le canapé. Je pris plaisir à le voir perdre un peu de sa superbe. Même Lissa en tira une certaine satisfaction malgré la frustration que lui avait inspirée la difficulté de l’exercice.
— Le rembourrage est trop résistant, se plaignit Christian. Grant tendit le pieu à Séréna.
— Parce que vous croyez que la poitrine d’un Strigoï est plus facile à transpercer, alors qu’il faut d’abord passer à travers les muscles et les côtes avant d’atteindre le cœur ?
Le gardien se remit en position et Séréna frappa sans hésiter. Le pieu traversa le coussin pour s’arrêter à quelques centimètres du torse de Grant en faisant voler des petits flocons de garniture. Séréna l’en arracha aussitôt et le rendit à son collègue comme si elle venait d’accomplir le geste le plus simple du monde.
Christian et Lissa en restèrent ébahis.
— Laissez-moi réessayer, demanda Christian.
Lorsque Priscilla les appela pour aller dîner, il ne restait plus un seul coussin intact dans la chambre. Elle allait être surprise en recevant la facture… Lissa et Christian s’étaient acharnés à manier le pieu sous l’œil amusé des gardiens, qui étaient persuadés que leurs élèves avaient bien reçu le message. Il n’était pas facile de planter un pieu dans le cœur d’un Strigoï.
Lissa en prenait finalement conscience. Elle se rendait compte qu’il ne suffisait pas de comprendre le geste pour pouvoir transpercer un coussin ou un Strigoï. Bien sûr, elle m’avait entendue parler de l’importance de bien choisir son angle de frappe pour passer entre les côtes, mais la théorie n’était pas le plus important. Avant tout, cela exigeait une force physique qu’elle ne possédait pas. Même si Séréna semblait fluette, elle avait passé des années à développer sa musculature et pouvait transpercer presque n’importe quoi avec son pieu. Lissa n’allait pas acquérir autant de force en une heure de pratique et c’est ce qu’elle chuchota à Christian lorsqu’ils partirent dîner.
— Tu abandonnes déjà ? lui demanda-t-il, également à voix basse, à l’arrière du break qui les emmenait au restaurant.
Séréna, Grant et un troisième gardien se trouvaient auprès d’eux, mais ils étaient lancés dans une grande discussion.
— Non ! s’écria Lissa. Mais je vais avoir besoin… d’entraînement avant de réussir à le faire.
— Tu comptes faire de la musculation ?
— Je ne sais pas…
Même si les gardiens parlaient toujours entre eux, c’était un sujet trop dangereux pour qu’elle coure le risque d’être entendue. Elle se pencha donc vers Christian, ce qui réveilla la nervosité qu’elle éprouvait à se trouver si près de lui. Elle déglutit en s’efforçant de rester impassible et concentrée sur leur discussion.
— Mais je ne suis pas assez forte. C’est physiquement impossible.
— On dirait bien que tu abandonnes.
— Eh ! toi non plus, tu n’as transpercé aucun coussin ! Il rougit légèrement.
— J’ai failli, avec le vert.
— Il n’y avait presque rien dedans !
— J’ai seulement besoin d’un peu plus d’entraînement.
— Tu n’as besoin de rien du tout, riposta-t-elle en s’efforçant de continuer à chuchoter malgré sa colère. C’est mon combat. Pas le tien. Les yeux bleu pâle de Christian scintillèrent comme des diamants.
— Eh ! tu es folle si tu crois que je vais te laisser risquer…
Il s’interrompit net et se mordit la lèvre comme si sa volonté ne suffisait pas à l’empêcher de parler. Lissa le regarda fixement et nous nous demandâmes l’une et l’autre quelle était la fin de sa phrase. Que refusait-il de la voir risquer ? Sa vie ? Enfin, c’est ce que je supposai.
Même s’il s’était tu, son expression se fit on ne peut plus éloquente. À travers le regard de Lissa, je le vis la dévorer des yeux en s’efforçant de dissimuler ses émotions. Il finit par s’arracher à sa contemplation et mit le plus de distance possible entre eux.
— Très bien. Fais ce que tu veux, je m’en moque.
Ils gardèrent tous deux le silence après cet échange. Comme il était temps pour moi d’aller déjeuner, je regagnai ma propre réalité en me réjouissant de cette interruption de ma corvée de classement… jusqu’à ce que Hans m’informe que je devais continuer à travailler.
— Allez ! m’écriai-je. C’est bien l’heure de déjeuner, non ? Vous devez me nourrir. C’est plus que cruel ! Jetez-moi au moins quelques croûtes de pain.
— Je t’ai déjà nourrie. Disons plutôt que tu t’es nourrie toute seule quand tu as englouti ce hamburger. Tu as voulu déjeuner à ce moment-là, tu l’as fait. Maintenant, travaille !
J’abattis mon poing sur l’inépuisable pile de dossiers.
— Est-ce que je ne pourrais pas au moins faire autre chose ? Peindre des bâtiments ? Déplacer des cailloux ?
— J’ai peur que non, répondit-il en esquissant un sourire. Il y a beaucoup de classement à faire.
— Combien de temps encore allez-vous me punir ? Hans haussa les épaules.
— Jusqu’à ce qu’on me demande d’arrêter.
Lorsqu’il me laissa de nouveau seule, je m’appuyai contre le dossier de ma chaise en tâchant de me retenir de renverser la table. Même si cela m’aurait certainement défoulée, j’aurais aussi dû recommencer tout le travail que j’avais déjà fait. Je me remis à l’ouvrage en soupirant.
Lissa se trouvait au restaurant lorsque je retournai dans sa tête un peu plus tard. Ce dîner avait peut-être été organisé en son honneur, mais il ne consistait qu’en discussions mondaines avec Priscilla. Ce n’était vraiment pas une manière de fêter un anniversaire et je me promis de lui en organiser un autre dès que j’aurais un moment de libre. Nous ferions vraiment la fête et ce serait l’occasion de lui offrir son cadeau : de sublimes bottes en cuir qu’Adrian m’avait aidée à acheter quand nous étions encore à l’académie.
Il aurait sans doute été plus intéressant d’espionner l’esprit de Christian, mais ce n’était pas une option. Je regagnai donc ma propre tête et repensai à la conversation que j’avais eue avec Adrian. Cette punition allait-elle enfin s’achever ? Un décret royal allait-il enfin nous réunir, Lissa et moi, malgré les principes disciplinaires des gardiens ?
Essayer de répondre à ces questions revenait un peu à courir dans une roue de hamster. Je m’y épuisai sans réaliser le moindre progrès. Au moins, cela m’épargna de suivre la conversation du dîner. Je m’étais à peine rendu compte du temps qui s’était écoulé, lorsque le groupe de Lissa se leva de table pour se diriger vers les portes du restaurant. Il faisait nuit, à présent, et Lissa ne put s’empêcher de trouver bizarre de suivre les horaires des humains. À l’académie ou à la Cour, c’était le milieu de la journée. Or ils retournaient à l’hôtel pour se coucher. Sauf qu’ils n’allaient sans doute pas dormir tout de suite. J’étais certaine que Christian et Lissa allaient recommencer à empaler des coussins s’ils parvenaient à surmonter leur brouille. Même si j’aurais aimé qu’ils ressortent ensemble, je ne pouvais pas m’empêcher de les estimer plus en sécurité loin l’un de l’autre.
Ou peut-être pas. Comme ils s’étaient attardés au restaurant, le parking était presque vide lorsqu’ils le retraversèrent en partant. S’ils ne s’étaient pas garés tout au fond, les gardiens n’avaient pas non plus trouvé de place près de l’entrée. Néanmoins, ils avaient bien pris soin de se garer sous un réverbère.
Sauf que celui-ci était éteint. Son ampoule avait été brisée.
Grant et le gardien de Priscilla s’en rendirent compte immédiatement. On nous entraînait à remarquer ce genre de détails : tout ce qui sortait de l’ordinaire ou avait changé depuis l’observation précédente. En un éclair, tous deux dégainèrent leurs pieux et se rapprochèrent des Moroï. Il ne fallut que quelques secondes à Séréna et au gardien que la reine avait assigné à Christian pour les imiter. C’était une autre des leçons qu’on nous inculquait : être toujours en alerte, réagir vite, calquer ses mouvements sur ceux des collègues.
Tous furent très rapides, mais cela n’eut aucune importance.
Parce que, subitement, des Strigoï surgirent de partout.
Je ne sais pas exactement d’où ils venaient. Peut-être étaient-ils cachés derrière les voitures, ou attendaient-ils au bord du parking. Si j’avais eu une image aérienne de la situation, ou si je m’étais trouvée sur place, ce qui m’aurait permis de les repérer grâce à ma nausée, j’aurais peut-être mieux compris ce qui se passait. Mais j’observais la scène à travers le regard de Lissa. Les gardiens faisaient tout leur possible pour empêcher les Strigoï de l’atteindre. De son point de vue à elle, ils étaient apparus comme par magie. Elle percevait la scène comme à travers un brouillard. Ses gardes du corps la poussaient et la tiraient pour tenter de la maintenir hors de portée des visages blafards aux yeux rouges qui jaillissaient de partout. Sa terreur achevait de brouiller sa vue.
Très vite, des gens moururent. Séréna planta son pieu dans le cœur d’un Strigoï mâle avec la puissance et la précision dont elle avait fait preuve dans la chambre d’hôtel. Aussitôt après, une femme bondit sur le gardien de Priscilla et lui brisa la nuque. Lissa prit vaguement conscience que Christian passait son bras autour de ses épaules pour la pousser contre le véhicule et lui faire un rempart de son corps. Les gardiens restants s’efforçaient aussi de les entourer du mieux qu’ils pouvaient, mais ils étaient distraits par des attaques incessantes. Leur cercle vacillait… et leur nombre diminuait.
Les Strigoï tuèrent les gardiens l’un après l’autre. Ce ne fut pas par manque de compétence de leur part : ils furent simplement débordés par le nombre de leurs assaillants. L’un d’eux égorgea Grant à coups de dents. Séréna fut projetée brutalement contre l’asphalte, qu’elle heurta la tête la première. Elle ne se releva pas. Et, comble de l’horreur, les Strigoï s’en prirent aussi aux Moroï. Lissa, qui se pressait si fort contre la voiture qu’elle semblait sur le point de se fondre dans la carrosserie, regarda avec des yeux exorbités l’un des assaillants planter ses canines dans la gorge de Priscilla, puis cesser le combat pendant quelques instants pour la vider de son sang. La Moroï n’eut même pas le temps de comprendre ce qui se passait. Au moins, grâce aux endorphines du Strigoï, elle ne dut pas souffrir lorsqu’il aspira sa vie en même temps que son sang.
Alors Lissa dépassa la simple terreur, pour ne presque plus rien ressentir. Elle était en état de choc, complètement engourdie. L’évidence qu’elle était sur le point de mourir s’imposa froidement à elle et elle l’accepta. Elle trouva la main de Christian, la pressa de toutes ses forces, puis se tourna vers lui et éprouva un léger réconfort à l’idée que le merveilleux bleu cristallin de ses yeux allait être la dernière image qu’elle verrait dans sa vie. L’expression de Christian trahissait des pensées similaires. Il y avait de la chaleur dans son regard, de l’amour et… une stupeur absolue.
Il écarquilla les yeux en regardant quelque chose derrière Lissa. Au même instant, elle sentit s’abattre sur son épaule une main, qui la fit brutalement pivoter sur elle-même.
Ça y est, chuchota une voix dans sa tête. Je vais mourir.
Alors elle comprit la surprise de Christian.
C’était à Dimitri qu’elle faisait face.
Tout comme moi, elle eut l’impression étrange que c’était Dimitri sans être vraiment lui. Il était semblable à lui-même par tant d’aspects… et différent par beaucoup d’autres. Elle essaya de dire quelque chose, n’importe quoi, mais les mots refusèrent de franchir ses lèvres.
Elle perçut subitement une intense chaleur derrière elle, en même temps qu’une lumière vive éclairait le visage pâle de Dimitri. Ni Lissa ni moi n’eûmes besoin de voir Christian pour comprendre qu’il venait de faire jaillir une boule de feu de sa main. Le choc de voir apparaître Dimitri ou son inquiétude pour Lissa l’avaient poussé à agir. Mon ancien mentor plissa légèrement les yeux à cause de la lumière, mais esquissa un sourire cruel. Sa main glissa de l’épaule de Lissa vers sa gorge.
— Arrête, ordonna-t-il. Arrête si tu ne veux pas qu’elle meure.
Lissa recouvra enfin sa voix même si l’air lui manquait :
— Ne l’écoute pas, hoqueta-t-elle. Il va nous tuer de toute manière.
Mais la chaleur derrière elle disparut et le visage de Dimitri se retrouva plongé dans l’ombre. Même si elle avait raison, Christian refusait de risquer sa vie. Dans tous les cas, cela ne semblait pas devoir faire une grande différence.
— En fait, commenta Dimitri d’une voix aimable au milieu de cet horrible massacre, je préférerais que vous restiez en vie, tous les deux. Quelque temps, du moins.
Je sentis Lissa froncer les sourcils. Christian dut en faire autant, à en juger par la confusion que j’entendis dans sa voix. Il ne trouva aucun commentaire sarcastique à faire et ne parvint qu’à formuler la question qui s’imposait :
— Pourquoi ?
Un éclat inquiétant passa dans les yeux de Dimitri.
— Parce que j’ai besoin d’un appât pour attirer Rose jusqu’à moi.